Quel impact les réseaux ont-ils sur le phénomène de la Grande démission ? dans le JDD

Comment évoluent nos mentalités et nos comportements? Qu’en est-il dans notre rapport au travail et à nos activités professionnelles?

Cassandre Riverain se pose la question pour Le Journal du Dimanche (JDD). Je la remercie de nos échanges, retranscrits dans cet article, publié le 4 août 2022.

Voici la retranscription de l’article:

Sur les réseaux sociaux, aux États-Unis, de nombreux travailleurs se filment en train de démissionner en direct, dans la lignée du mouvement Big Quit.

Une pratique encore à la marge en France pour plusieurs raisons.

Aux États-Unis, des vidéos de travailleurs quittant leur emploi en direct sur les réseaux sociaux, et notamment TikTok se multiplient. Le nom de ce phénomène : Big Quit, également connu sous le nom de Grande Démission – en français. En mai 2022, près de 4,5 millions d’Américains avaient démissionné, tous secteurs confondus, selon le bureau américain des statistiques du travail. « Sur TikTok mais aussi sur Instagram on a pu voir un effet de contagion propre au fonctionnement des réseaux socionumériques à savoir celui de l’influence, observe Stéphanie Lukasik, docteure en Sciences de l’information et de la communication et auteure de L’influence des leaders d’opinion. Les usagers en voyant des personnes franchir le pas de la démission se sont eux aussi interrogés sur le sens de leur vie et de leur travail. Ce mouvement est particulièrement révélateur du besoin d’une nouvelle quête de sens, qui passe notamment par le travail, dans une société sans cesse en mouvement. »

Pour la chercheuse, « les témoignages de personnes sur les réseaux peuvent être décisifs pour certaines personnes qui hésitent », du fait d’un effet de « mimétisme et d’homophilie ». « En regardant ces vidéos, les usagers peuvent s’identifier et se dire “si lui l’a fait, pourquoi pas moi ?”. Cela est dû au fonctionnement même des algorithmes prédictifs. Si vous regardez des contenus au sujet de la démission, la plateforme va vous proposer d’autres contenus sur le même sujet et cela va probablement vous aider à renforcer votre opinion et vous permettre de sauter le pas de la démission. »

Créer un effet domino

En France pourtant, le phénomène ne semble pas se propager aussi facilement. Bien que les derniers chiffres de la Dares, le service de statistiques du ministère du Travail, montrent que 470 000 personnes ont quitté leur CDI au premier trimestre 2022, nous sommes tout de même encore loin de l’ampleur des États-Unis. De même, très peu de vidéos de Français démissionnant en direct apparaissent sur les réseaux. Et ce pour de multiples raisons, selon Audrey Chapot, anthropologue des mondes contemporains. « D’un point de vue culturel, il existe des manières différentes de vivre et d’exprimer ce phénomène. Le Français est beaucoup plus prudent que l’Anglo-saxon, ce qui se ressent sur les réseaux sociaux. Ainsi, les comptes sont davantage tournés vers le conseil, les étapes à avoir en tête pour bien s’y prendre. »

Autre élément à considérer pour analyser ce phénomène en France et aux États-Unis, le code du travail et la relation au travail. « Les Anglo- saxons n’ont pas une culture fixe du travail. Aux États-Unis, il est tout à fait possible de quitter son travail le jour même. En France, la loi du travail nous encadre, nous enferme et nous protège en même temps. Par exemple, les préavis sont plus longs. Ce qui explique le fait qu’on ne puisse pas le vivre de la même façon et qui amène une utilisation des réseaux sociaux de façon tout à fait différente ».

Les usagers en voyant des personnes franchir le pas de la démission se sont eux aussi interrogés sur le sens de leur vie et de leur travail

Ainsi, les réseaux sociaux en France ont davantage un rôle « d’appui, de créer un effet domino » pour qui voudrait démissionner, selon Audrey Chapot. Comprendre : donner des conseils, dire « vous n’êtes pas seuls, nous sommes beaucoup à le faire et sécuriser la démarche ». Ce qui est justement le cas du compte instagram @I.quit.thanks. À la tête de cette page, Sonia Benyahia, une jeune active qui l’a créé en octobre 2020. Elle explique : « Je n’étais pas heureuse dans mon premier poste. Je voulais démissionner mais ce n’était pas sécurisant, on ne quitte pas un job comme ça. Alors je me suis dit qu’il fallait que je discute avec des personnes qui ont sauté le pas, et que ça pourrait m’aider. »

Tous types de profils

Sonia Benyahia a alors commencé à recueillir des témoignages de personnes qui avaient décidé de rompre avec un job, un secteur, un mode de travail… Trois mois plus tard, elle quittait son emploi. Pour elle, il s’agit également d’une quête de sens. Elle insiste : « Parmi les témoignages que je reçois et les personnes que j’ai pu interroger, j’ai rencontré tous les types de profils et de toutes les générations : cadres, salariés, artisans… Certains restent dans leur branche et d’autres changent complètement. Mais il ne s’agit pas seulement de démissionner pour aller élever des chèvres dans la montagne. »

Un constat partagé par Audrey Chapot, qui pense que le Big Quit va prendre de l’ampleur en France et vient d’un phénomène beaucoup plus large de remise en question du travail. « Notre héritage judéo-chrétien de l’effort lié au travail est complètement remis en cause : il n’est plus obligatoire pour trouver du sens, et d’autres moyens existent pour contribuer à la société. Beaucoup de personnes ne savent plus à quoi elles contribuent. Comme le travail est pour la majorité des personnes la manière première de se définir, il est logique que les sociétés occidentales le questionne de manière globale en premier. »

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