L’Express : « Je ne me tuerai pas à la tâche »

Belle synthèse de la situation actuelle dans cet article de Leslie Larcher. Je la remercie de m’avoir contactée, à nouveau, et pour nos échanges.

Cette thématique des évolutions de notre rapport au travail n’en est qu’à ses débuts!

 

L’article est paru le 16 mai sur le site de L’Express; une version plus condensée parait dans L’Express papier N°3698 du 19 mai 2022.

Voici la retranscription:

« Je ne me tuerai pas à la tâche » : l’entreprise, nouveau théâtre des conflits générationnels

Avec des jeunes qui revendiquent un rapport au travail plus distancié, le monde de l’entreprise se trouve bousculé.

Leslie Larcher
Publié le 

Je suis ok pour me donner à fond, faire de plus grosses journées de manière ponctuelle, mais je ne me tuerai pas à la tâche. J’ai une vie à côté du travail ». Voilà ce qu’a précisé Alexandre Potier, 27 ans, lors de son entretien d’embauche pour un poste en ressources humaines, qu’il débutera en juin après deux ans dans la même entreprise. Rien d’étonnant pour la vice-présidente de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), Laurence Breton-Kueny : « Il y a une plus grande liberté de parole. Au départ, ça surprend que ce soit mis sur la table et non négociable, mais ça nous oblige à bouger les lignes ».

La génération Z, dont fait partie Alexandre, comme celle plus ancienne des « millennials », revendiquent le maintien d’un équilibre entre la vie professionnelle et personnelle, ainsi qu’une flexibilité dans les horaires et les modalités de travail. Des attentes auxquelles leurs aînés, parfois décontenancés, doivent s’adapter, à l’instar de Pierre Beaudry, directeur d’une agence de design et d’innovation : « Pour un appel d’offres aux délais très courts, je dois prendre un freelance, parce qu’en interne je ne trouverai personne qui m’accordera plusieurs heures en plus chaque soir et je ne veux pas forcer la main », raconte-t-il avant d’ajouter : « Mes jeunes salariés ne sont pas moins efficaces, mais ils ne se laissent pas embarquer par les exigences du client. Ils établissent des priorités ».

Une distanciation interprétée comme un manque d’investissement par certains employeurs, surtout quand l’ambiance de travail est mise à mal, comme dans l’équipe où travaille Julie Ragueneau. Cette avocate regrette de ne pas partager de repas avec ses plus jeunes collaborateurs: « Lorsqu’on propose, ils disent qu’ils ne veulent pas parler travail pendant le déjeuner », dit-elle, une pointe de déception dans la voix. « Pourtant  on parle de nos week-ends et de nos vacances ».

Deux mondes opposés

Tandis que pour ces jeunes diplômés, la place du travail, auparavant centrale, s’efface au profit d’autres aspects, les plus anciens y voient parfois l’expression d’une fainéantise. Entre incompréhension et frustration, le fossé entre les générations se creuse. « Ils ne peuvent pas se permettre de te dire que tu es fainéante parce que tu pars à l’horaire prévu dans ton contrat pour mener à bien tous tes projets », s’insurge Alice, 23 ans, actuellement en stage dans un cabinet d’avocats. Hors de question de répéter le même schéma que les parents ou les grands-parents. « Je les ai vus courber l’échine et donner des années de leur vie pour se faire virer à 40 ans. Pourquoi avoir accepté tous ces sacrifices ? », s’interroge cette étudiante, désillusionnée par le marché du travail : « Notre génération sait que l’entreprise se séparera de nous sans problème. Alors, à quoi bon ? À quoi bon partir à 20 heures pour faire bien devant son patron ? Toutes ces règles tacites, c’est non ».

Surtout lorsque les perspectives d’évolution en entreprise, et le stress qui va avec, ne font plus rêver. faire ses preuves pour espérer gravir les échelons et voir son salaire augmenter pour plus de responsabilités? Très peu pour eux. Thomas Godey, directeur général d’un cabinet d’avocats, se souvient de cette jeune collaboratrice qui, quand il lui a proposé de monter en grade, a préféré quitter l’entreprise. 3Le statut social ne les intéresse pas, la plupart du temps ça fait flop », regrette-t-il. Pour cet avocat âgé de 45 ans, les jeunes font preuve de « pragmatisme » en se demandant ce qui est le mieux pour eux. Dans cette optique, un tiers des trentenaires de son cabinet ont souhaité continuer à travailler pour lui depuis une autre région, voire un autre pays, et lui ont fait des demandes motivées. « Ils présentaient leurs projets avec des powerpoints. On a souri et on a accepté parce qu’il fallait suivre le mouvement », raconte Thomas Godey, encore amusé. « Il y a vingt ans, l’entreprise décidait et le demandeur s’ajustait. Aujourd’hui, c’est l’inverse, l’entreprise s’adapte aux exigences des demandeurs », analyse Audrey Chapot.

Guidés par une quête de sens

Se délocaliser, ajuster ses jours de télétravail, partir plus tôt… Avec ces demandes, la vie personnelle s’invite dans l’entreprise. « Cette génération nous parle », confirme Thomas Godey, heureux de cette transparence. En retour, il a souhaité être plus à l’écoute de ses collaborateurs : depuis un an, deux de ses associés ont aussi une casquette en ressources humaines, pour s’assurer du bien-être et des aspirations des membres de l’équipe. S’il apprécie ce côté « humain », il a parfois été surpris par les remarques de stagiaires de troisième ou de seconde sur le manque de diversité dans l’entreprise. « Il y a vingt ans, jamais quelqu’un n’aurait osé l’exprimer », note-t-il.

Un aplomb qui traduit parfois une forme de militantisme sur les questions d’égalité ou d’environnement : au sein du cabinet d’avocats de Julie Ragueneau, « les jeunes ne veulent plus rien imprimer parce qu’ils trouvent que c’est du gâchis »; là où dans l’agence de design et d’innovation de Pierre Beaudry, il y a débat sur le fait de travailler pour tel ou tel énergéticien. Il se souvient aussi de ce jour où il a surpris, lors d’un événement, une stagiaire de 21 ans faire une leçon de morale à un banquier en mission pour son entreprise. « Là j’ai dit stop. » Même si un banquier y voit aussi un aspect positif: « Ca donne une super énergie et un moteur pour changer les choses. »

Particulièrement soucieuses de l’impact de l’entreprise sur leur bien-être, la génération Z et celle des « millenials » n’hésitent pas non plus à imposer leurs conditions, notamment sur la question des contrats. À l’image de Nesrine Rououissi, 25 ans, qui a signé son premier CDI il y a une semaine, elle qui avait auparavant refusé. Après trois ans dans la même entreprise de logistique, elle a finalement dit oui, contentée par les négociations sur le salaire et la possibilité de partir quand elle le souhaite avec une rupture conventionnelle, dans « maximum trois ans ». « En restant dans la même boîte, on n’apprend pas assez et on ne peut pas avancer dans la vie. Et puis il y a l’ennui, la routine… », explique-t-elle. « Les jeunes n’ont pas de scrupules à quitter rapidement un emploi si d’emblée il ne les satisfait pas. C’est ça ou c’est rien », abonde l’anthropologue Audrey Chapot. C’est aussi ce que confirme le rapport « People at Work 2022 : l’étude Workforce View », qui indique que « 72 % des salariés âgés de 18-34 ans ont envisagé de changer radicalement de carrière au cours de l’année écoulée ».

Et ce, parfois au détriment des entreprises : « Ils disent oui et le matin annulent parce qu’ils ont trouvé une meilleure offre », explique, las, Karine, directrice d’une agence d’interim. Désormais, pour éviter ces désagréments, elle préfère se tourner vers des personnes en reconversion. Cette volatilité, ainsi que leurs nouvelles attentes, peuvent notamment attiser la jalousie des aînés, d’où l’importance de veiller à une équité entre les salariés, selon Laurence BretonKueny (ANDRH) : « Il faut réussir à individualiser le traitement tout en restant dans le collectif, avec une pyramide des âges diversifiés. Surtout, nous devons nous demander comment ces générations peuvent se compléter ».

 

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