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Merci à Corinne Dillenseger pour sa proposition d’interview et nos échanges.

Accéder à l’article « à la une » ici, la retranscription est ci-dessous. Publié le 19 octobre 2020.

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INTERVIEW, rubriques TRAVAILLER MIEUX, FLEXIBILITE AU TRAVAIL

« Les jeunes jonglent constamment avec l’incertitude et le sacré »

INTERVIEW// Comment s’adapter et être à l’aise dans un monde qui nous bouscule de tous les côtés ? Dans son dernier livre « Tel un roseau souple et ancré dans un monde qui chahute », l’anthropologue Audrey Chapot propose une étonnante démarche pédagogique pour développer notre «aisance culturelle » que ce soit sur le plan professionnel ou personnel.

Voici un étonnant livre, ou plutôt guide. « Tel un roseau souple et ancré dans un monde qui chahute » – son titre – a été nourri par de longues années de recherche en ethnologie/civilisation indienne, et de pratique en conseil en organisation. Audrey Chapot y décode les biais, peurs, habitudes et croyances présents dans ce que l’experte nomme nos « territoires culturels ». Les apprivoiser nous permettrait de nous adapter à toutes les circonstances tout en restant nous-même. Et sur ce plan-là, les jeunes ont déjà un train d’avance.

Comment avez-vous été amenée à formaliser ce que vous appelez les « territoires culturels » ?

J’ai accompagné pendant plusieurs années des expatriés et des professionnels travaillant dans des situations multiculturelles. Je trouvais que les modèles et les outils en matière de communication interculturelle étaient dépassés, voire inadaptés. J’avais envie d’une approche différente qui évite les clichés, facile d’accès et adaptable pour tous et à n’importe quelles situations : professionnelles, sociales, familiales…

Pour cela, il m’a fallu revenir aux fondamentaux de toutes les cultures, et donc m’appuyer sur ma formation initiale d’anthropologue. Je me suis alors rendu compte qu’il existait six axes universels que j’ai baptisés les Territoires Culturels. Ce sont des balises et des leviers applicables à tous les contextes nouveaux, comme un changement de pays, de travail, de chef ou de mode de vie. Bien les utiliser permet de développer notre aisance culturelle, notre capacité d’adaptation, d’observation, d’écoute, d’attention et d’action, quel que soit l’environnement dans lequel on se trouve.

Qu’est-ce qui caractérise ses six pôles, dans le monde professionnel en particulier ?

Ils fonctionnent en binôme. Le premier couple est composé de repères interpersonnels, c’est le rapport à autrui et le rapport au contexte, c’est-à-dire comment on échange et interagit les uns avec les autres, comment on s’organise pour travailler ensemble, quelles sont les hiérarchies, les modes d’organisation, les rapports femmes hommes, l’intergénérationnel, etc.

Le deuxième binôme regroupe l’espace et le temps, c’est par exemple l’implantation géographique d’une entreprise, la notion de timing, le respect des délais, du planning, la ponctualité, la priorité au long ou au court terme… Le dernier duo concentre deux repères ontologiques : l’incertitude et le sacré. Ils sont à mon avis, les plus sous-estimés par notre société occidentalisée. Ce sont pourtant ceux qui nous permettent notamment d’être en accord avec nous-même, ceux qui sont nécessaires pour garder l’équilibre malgré les turbulences.

Pourquoi l’incertitude devrait-elle être davantage valorisée dans notre société ?

Nous baignons dans une société du zéro risque, de l’anticipation, de la maîtrise et de la performance où l’incertitude n’a pas sa place. Or le vivant au sens large est inévitablement source de surprise et d’imprévisibilité. Pourtant, notre société le dénie. C’est problématique car on nous ampute d’une partie de notre condition humaine, cela nous empêche de nous réaliser et de contribuer pleinement.

Par ailleurs, notre environnement évolue très rapidement, l’incertitude sur l’avenir nous interroge, nous ne vivons plus avec les mêmes garanties, les logiques avec lesquelles nous avons grandi s’évaporent. Ceux qui sont à l’aise avec l’incertitude et le changement auront tendance à vivre sans angoisse particulière, dans l’accueil de ce qui arrive. Ils auront confiance en leur capacité d’adaptation, ils trouveront des alternatives, ils seront ouverts à la nouveauté. Certaines cultures l’ont parfaitement intégré. L’innovation frugale, présente en Inde, dans l’Asie du Sud et en Afrique le prouve.

Evoquer le sacré dans une société aussi rationnelle que la nôtre n’est-ce pas contradictoire ?

Pour moi, le sacré et la rationalité sont complémentaires. Sous prétexte que nous évoluons dans une société qui se veut prévisible et maîtrisée, nous étouffons notre connexion au vivant, à l’âme, au spirituel et donc au sacré. Une notion que nous associons à tort à la religiosité. Or le sacré préexiste aux religions. Il s’éprouve au-delà de la matière, il nous dépasse, nous nourrit et nous ancre. Certaines cultures comme l’Inde par exemple prennent soin et alimentent leur lien au sacré au quotidien, d’autres comme la nôtre, l’ont oublié.

Pensez-vous que les jeunes actifs soient plus réceptifs et aptes à s’en saisir ?

Sans généraliser à outrance, les jeunes se rendent bien compte que les modèles de leurs parents ne tiennent plus la route, qu’ils ne sont plus adaptés aux situations actuelles. La majorité d’entre eux n’est plus en phase avec l’idée de trajectoire toute tracée, de fonctionnement en silo, d’évolution hiérarchique, de sacrifices, de compétitivité. Ils ont besoin et envie d’enjeux concrets, de qualités relationnelles, d’appartenance, de sens. Ils ouvrent la voie, se prennent en main, s’affranchissent des conditionnements et croyances devenus bancales.

Je crois qu’il est important de les laisser faire, de les laisser s’approprier naturellement les six territoires culturels (décrits plus haut NDLR). Regardez, ils sont connectés à autrui physiquement et virtuellement avec les outils numériques, ils travaillent en réseau, prônent la multiplicité d’expériences. Ils se réapproprient l’espace et le temps en partant faire des tours du monde, un stage de longue durée à l’étranger, en prenant une année de césure ou en optant pour des cursus hybrides . Ils jonglent constamment avec l’incertitude et le sacré, et se réapproprient ces territoires. Ce que j’en comprends, c’est que l’important pour eux, c’est de suivre leurs envies, d’expérimenter. Alors, laissons-les faire !

À NOTER

Tel un roseau, souple et ancré dans un monde qui chahute , Audrey Chapot, juin 2020, 120 pages, 17 euros

Corinne Dillenseger

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