Les affiches d’Alsace et de Lorraine, c’est le premier journal bi-hebdomadaire spécialisé pour les insertions légales obligatoires et habilité pour l’ensemble des départements du Bas-Rhin et de la Moselle. Un journal de niche, qui propose quelques articles pointus sur l’art de vivre et la culture.

Je remercie chaleureusement Michel Loetscher pour notre moment d’interview et son excellent article.

Le journal est uniquement disponible en version papier, distribué majoritairement sur abonnement professionnel. Voici la retransmission exhaustive de l’article, publié le 27 avril 2021 dans le numéro 34.

Gros plan sur Audrey Chapot, l’aventure de la totalité

Audrey Chapot propose de renouer avec la plurivactivé de nos ancêtres et de l’adapter à l’état de notre société en envisageant un « métier hybride ». Une occasion de « tomber le costume d’époque » pour « s’actualiser à soi » ?

Qui ne rêverait de « retrouver l’essentiel », à l’heure où nombre de professions se découvrent brutalement « non essentielles » ? Qui ne rêverait de renouer avec un sens profond sous l’apparence et l’écorce des choses ? Le « sens de l’essentiel », serait-ce une affaire d’anthropologue pour redécouvrir un nouveau « tenir-ensemble » dans une « société du mépris » minée par le déni de réalité et de reconnaissance?

Justement, Audrey Chapot se dit volontiers « anthropologue hybride ». Après un double cursus en ethnologie et en civilisation indienne dans l’Hexagone et en Allemagne (Heidelberg), complété par un master « Conseil en organisation » à l’Ecole de management de Lyon, elle crée en 2012 son activité d’aide à la réflexion et de consultation pour accompagner les personnes en transition de vie lors de cette bifurcation paradigmatique qui se précise  : « Je voulais travailler sur l’interculturalité en entreprise. J’ai été consultante interne sur des problématiques de réorganisation, de développement, et de stratégie en relations humaines. J’ai découvert que beaucoup de personnes actives savent faire bien plus que ce que nécessite leur poste de travail. Depuis que la division du travail et l’hyperspécialisation s’est instituée avec l’industrialisation massive de presque tous les champs du quotidien, il y a une perte de sens et de savoir-faire tant pour l’individu que pour l’entreprise. Sans oublier une perte de vision globale et une négation, au moins partielle, de l’intelligence humaine dans sa contribution pour l’activité et la communauté. »

Cette « envie de créer des liens »

Dans son livre auto-édité, Audrey Chapot développe la notion de touche-à-tout face à une conception linéaire, économiste, instrumentale et mécaniste de l’existence fort partagée dans une société de masse qui persiste à s’ignorer en sursis : « Nos ancêtres étaient « naturellement » des touche-à—tout et des slasheurs, c’est-à-dire des personnes qui exerçaient plusieurs activités simultanément. Ainsi, un informaticien salarié en semaine peut s’investir dans la pâtisserie à emporter le week-end… La normalité de nos aïeux, c’était la pluriactivité qui s’exprimait individuellement et collectivement au sein d’une communauté, d’un village ou d’une corporation.  Autrefois, le cumul de plusieurs savoir-faire et activités n’était pas considéré comme relevant d’une éventuelle « instabilité »… S’il y a aujourd’hui tant de crises existentielles, de burn out ou de désirs de reconversion, c’est parce que l’organisation actuelle ne correspond pas à notre nature ancienne et profonde. Elle convenait à la société industrielle qui avait besoin de main d’oeuvre à un stade de son développement orienté vers la consommation de masse. Tout ça ne fait plus sens et nous a éloigné des modes de fonctionnement « naturels » de tous les êtres vivants. Nous sommes vampirisés par la société industrielle, nous subissons cette hyperindustrialisation et une réification de nos vies enfermées dans des spécialisations étriquées. Nous ne disposons pas d’assez de choix et nous avons oublié les logiques organiques naturelles. »

Le moyen d’y remédier ? Audrey Chapot rappelle que « l’être humain est mu par l’enthousiasme naturel et insatiable, par le besoin d’apprendre et de créer », il vit d’appartenances réciproques et d’affection dans l’exercice d’une liberté de responsabilité tendue vers le dépassement de soi. Pourquoi s’enfermer dans une « communauté professionnelle unique » ? Son livre se lit comme une invitation à « être simplement plutôt que de faire ce qui serait attendu » – une invitation à une prise de conscience et à un saut qualitatif pour être vraiment sur sa voie… En anthropologue hybride assumée, elle oeuvre dans son activité d’accompagnement sur mesure vers l’épanouissement individuel et social dans une période sans perspectives claires :

« Je propose des liens entre spécialistes, créatifs, entrepreneurs et slasheurs. Les touche-à-tout permettent aux hyperspécialistes de se relier entre eux. Il y a un grand tournant à négocier. Alors, je propose de nous resaissir en nous demandant : qu’est-ce qui nous nourrit vraiment, qu’est-ce qui nous affaiblit ? Autant partir de là, de ce qui nous met en joie et nous enthousiasme pour nous déployer. Il s’agit de renouer avec notre nature profonde, de défaire ce qui nous entrave pour faire ce qui nous inspire et nous porte. Il s’agit de nous investir dans une activité professionnelle qui fasse sens, peu importe le modèle existant. Je fais l’apologie de la diversité des modèles. C’est dans la diversité que nous trouvons la cohésion et dans l’écoute de nos vrais besoins que nous apportons notre contribution à la communauté. »

Vers une « société en bonne santé » ?

La définition de « métier hybride » ? C’est un « métier de sang mêlé, une activité professionnelle créée de toutes pièces à partir de plusieurs disciplines a priori disparates ». Celles-ci « constituent pourtant un tout cohérent » permettant d’en vivre, de grandir et de contribuer à la communauté… Bref, un métier qui s’invente quand nous sortons de nos effrois ou de nos renoncements ?

Au fond, qu’est-ce qui fait fonctionner la société humaine dans sa « marche au progrès » ? La taille du cerveau des individus ou celle de notre cerveau collectif ?

Léonard Read avait, dans un article de décembre 1958 (Pencil, in The Freeman), révélé l’écheveau de nos interdépendances : plus personne ne sait faire un crayon… Le savoir-faire nécessaire, dispersé entre des centaines de compétences et d’individus (du planteur de café bu par les ouvriers sur la chaîne d’assemblage au papetier qui met ledit crayon sur le marché), transcende les limites de chacun, avec son « temps de cerveau humain disponible »… Les spécialisations en jeu dans la fabrication d’un crayon contribuent-elles à la création d’un cerveau collectif ? Les hyperspécialistes d’aujourd’hui ne sont pas tout à fait seuls… Pour peu qu’ils consentent à cette reliance subtile, tisseuse d’un écosystème cohérent et diversifié.

Le logo de l’entreprise d’édition d’Audrey Chapot représente un lézard entrevu… en Arizona. N’est-ce pas là ce qui s’appelle une rencontre dans son absolu chimique, organique et poétique ? Voire le commencement d’un grande communauté avec la totalité du monde ? La Création n’a pas eu lieu une fois pour toutes selon un calendrier mythologique : serait-elle devant chacun de nous comme l’accomplissement de nos possibles chaque fois que nous y consentirions ou en déciderions ?

Audrey Chapot, Eloge des métiers hybrides: pour les touche-à-tout et les autres, 114 p., 17 €

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