Au-delà des mots: la malédiction des « héros »

Nouvel article pour le magazine en ligne infirmiers.com. Après avoir écrit sur le terme confinement, voici le mot « héros »!

Je remercie à nouveau Bernadette Fabregas, rédactrice en chef de infirmiers.com, pour nos échanges et sa nouvelle proposition d’article.

– Article paru le 19 mai 2020 sous la rubrique éthique – à lire ici.

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Retranscription ci-dessous:

Partons des mots et de ce qui en fait leur esprit… Après avoir exploré le dessous du mot « confinement », intéressons-nous aujourd’hui à l’un de ceux qui a été le plus souvent entendu et utilisé durant cette crise sanitaire du COVID19 : le mot « héros ».

« Nous souhaitons tous avoir de super pouvoirs. Nous souhaitons tous pouvoir faire plus que ce que nous pouvons faire » disait Stan Lee, le père des superhéros Marvel.

C’est peut-être la raison du succès des héros, des anciens héros mythologiques aux plus contemporains des comics par exemple. Notre civilisation s’est bâtie sur l’image et la fabrique de héros. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Mi-dieu mi-homme, le héros est infatigable et bien fatigué ! Le héros est un « simple humain » qui sait se dépasser, qui sait tenir le rythme pendant un temps ; mais en tant qu’être humain, il a besoin aussi de récupérer…

Qu’est-ce qu’un héros, au juste ?

Voici l’une des définitions courantes du dictionnaire : « Un héros est un personnage réel, mythique ou légendaire, dont les hauts faits valent qu’on chante leurs gestes. » Il est celui qui se distingue par une valeur extraordinaire, un courage hors du commun, des actes exemplaires ; il est celui qui obtient des succès éclatants, celui qui exécute de grandes et périlleuses entreprises.

Le héros est l’une des pierres angulaires de notre civilisation occidentale. Nous en avons besoin, et notre histoire en est ponctuée : Ulysse, Hercule, le Roi Arthur, Robin des bois, les Mousquetaires… Les exemples abondent en toute période, leurs mémoires perdurent souvent tant leurs actes sont intemporels.

Les héros actuels rassemblent au moins l’une des trois caractéristiques suivantes :

  • Ils sont des acteurs de transitions lorsqu’ils veulent faire bouger l’ordre établi qui ne correspond pas à un idéal de justesse ou de justice
  • Ils sont des acteurs patriotiques ou nationaux lorsqu’ils sont pères fondateurs d’un Etat ou résistants face à l’occupation ennemie
  • Ils sont des acteurs sociétaux lorsqu’ils défendent des causes, réussissent des exploits extrêmes (sportifs ou aventuriers) ou exercent certaines professions basées sur l’abnégation.

Les héros véhiculent involontairement quelque chose : ils donnent de l’espoir à la population.

N’est pas héros qui veut !… tout simplement parce qu’il le devient dans l’épreuve, par son courage et sa bravoure hors norme, suite à des faits exceptionnels.

Les héros sont des sauveurs. Ils sont sauveurs face à des dangers, réels ou potentiels, qui font que eux agissent, là où les autres attendent d’être sauvés (ne voulant ou ne pouvant pas agir selon les circonstances).

Nos société grouillent de sauveurs… invisibles !

Notre civilisation et notre époque moderne se caractérisent par trois éléments envahissants, aujourd’hui asphyxiants : tout mesurer, tout classifier et tout contrôler.

Le risque est banni, coûte que coûte, et le principe de précaution (devenu norme juridique) est avancé dès que la sécurité absolue n’est pas garantie. Dans ce contexte de contraintes absolues et insidieuses, les héros sauveurs viennent à la rescousse, leur culte est naturellement devenu indispensable.

Mais nos sociétés grouillent de sauveurs, de sauveurs invisibles ! Et la période actuelle de confinement a eu au moins l’avantage que nous nous en rendions compte. Les héros invisibles, indispensables à la garantie de notre quotidien de première nécessité, sont ceux qui nous soignent, ceux qui assurent notre sécurité et notre protection, ceux qui nous alimentent, ceux qui nous ravitaillent, ceux qui nous livrent, ceux qui nettoient et désinfectent, ceux qui évacuent nos déchets…

S’ils sont invisibles, à quoi reconnaît-on les héros ?

On les reconnaît lorsque l’on se rend compte qu’ils sont indispensables. Alors, on les salue et on les applaudit subitement, et on les oublie tout aussi rapidement ! Avez-vous remarqué qu’au premier jour du déconfinement, les applaudissements à 20h avaient eux-aussi cessé ? A chacun de redevenir transparent.

Les héros ont cette particularité qu’ils sont autant aimés que maudits, au cœur de polémiques de court terme incessantes. Comme tous les super-héros, Batman est attendu ou hué. Les héros se reconnaissent par l’ingratitude qu’ils subissent ; c’est leur malédiction.

Les dilemmes des héros…

Si l’on s’en réfère à l’étymologie, un héros est un demi-dieu, issu d’un dieu et d’un humain ; en d’autres termes, un héros est un mutant ! Les dieux ne nous suffisaient pas, créons des demi-dieux ! Cela nous donnera, en tant qu’humains, le prétexte de nous rapprocher des cieux, de croire en une toute-puissance.

Le dilemme éthique

Le héros est celui qui agit héroïquement, car en conscience de ce qu’il a à faire ; il est dévoué à sa cause, malgré tout, malgré les risques, les réticences, les oppositions, malgré ses envies et engagements de vie personnelle.

La question est jusqu’où être dévoué ? Jusqu’où continuer à agir, coûte que coûte, dans un contexte qui ne donne pas (assez) les moyens indispensables ? Dans un contexte aux directives parfois contraires à une pratique professionnelle éprouvée ?

Les héros sont donc face à un dilemme éthique : peut-on encore agir lorsque l’engagement, la loyauté, l’abnégation dépassent nos convictions personnelles et professionnelles ? Lorsque le conflit éthique s’installe, les incohérences s’accumulent et surgit la question intime de savoir si la personne doit s’effacer ou non face à la cause qu’elle défend.

Tous les héros doivent apprendre à vivre avec ces questions éthiques incessantes : qu’est-ce qui prime ? Ma mission ou moi en tant qu’individu ? Spiderman par exemple renonce à une vie sentimentale pour sauver la ville. Stan Lee explique la révolution qu’il a initiée dans le monde des comics : il a voulu descendre les héros du piédestal pour en faire de « simples humains », avec des soucis et des superpouvoirs.

Les héros sont donc pris au piège entre des convictions, des besoins et des envies personnels d’un côté et l’obligation d’agir de l’autre.

Le dilemme du mutant

Mi-dieu mi-homme, le héros est infatigable et bien fatigué ! Le héros est un « simple humain » qui sait se dépasser, qui sait tenir le rythme pendant un temps ; mais en tant qu’être humain, il a besoin aussi de récupérer. Leur permet-on de récupérer réellement ? Comment ? Qui vient les soutenir lorsqu’ils sont épuisés, à bout de force ?

Ce que l’image choisie pour illustrer mon propos révèle sobrement, c’est justement ce que les superhéros des comics savent et reconnaissent. Ils s’inclinent là où notre société se contente d’une médaille.