suite de la 1ère partie

IV. De 1450 à environ 2000, soit ce que nous appelons de la Renaissance à la fin du XX

Cette époque est courte, comparée aux précédentes, les mutations tout aussi profondes et innovantes. Les éléments majeurs sont la révolution mécaniste (aussi appelée copernicienne) et la prise de pouvoir occidentale.

Le choix de débuter cette période en 1450 s’appuie sur la date d’invention de l’imprimerie à caractère mobile qui permet de rationaliser et d’harmoniser les techniques d’imprimerie précédentes. L’imprimerie à caractère mobile était pourtant connue dès le XIème siècle en Chine mais son impact n’a pas eu les mêmes répercutions qu’en Europe. L’imprimerie de Gutenberg ouvre les perspectives inexplorées de nouveaux modes de diffusion de l’information : impression de grandes quantités d’ouvrages, traductions et diffusion des idées en langues vernaculaires donc d’accès plus étendue que les langues « savantes ».

L’information ne se stocke plus, elle se diffuse. L’information n’est plus sacralisée, elle devient profane.

Sur le plan scientifique, de très nombreuses innovations accélèrent et multiplient les évolutions des sciences, découverte de la génétique, système héliocentrique, darwinisme, sciences médicales, invention et perfectionnement d’outils, de moyens de transport… ces innovations et découvertes continuent jusqu’aux révolutions industrielles avec le machinisme puis l’automatisation, l’utilisation des machines à vapeur puis de l’électricité et des énergies fossiles. La machine permet une production à outrance, certaines activités sont rationalisées, pas uniquement en usine. Des savoir-faire disparaissent ou se raréfient devant la machine plus productive.

Du point de vue des activités professionnelles, c’est la période des corporations, confréries, guildes et compagnons. Les grandes foires sont des rendez-vous incontournables et drainent des marchands d’un bout à l’autre de l’Europe, comme la Hanse ou la foire de Champagne. Ces consortiums montrent d’une certaine manière les prémisses des multinationales des XIX et XX.

La (re)découverte des Amériques montre la soif de conquête de nouveaux territoires et l’expansion européenne. Les explorateurs partent au service de souverain. De nouveaux comptoirs et colonies ponctuent le globe et initient les grandes compagnies commerciales européennes (françaises, néerlandaises, anglaises et écossaise, suédoises et danoises, espagnoles et portugaises, allemandes, russes) des Amériques jusqu’en Guinée. C’est alors la naissance des assurances modernes avec le besoin nouveau de gérer les risques liés au transport maritime. Les moyens maritimes colossaux génèrent le commerce triangulaires et la vulgarisation de traite humaine massive et de flux migratoires de grande ampleur.

C’est l’époque des « grandes » réformes religieuses, en parallèle du capitalisme à outrance, marchand et industriel. C’est l’époque de l’hyperspécialisation des activités et des disciplines. Les savants se raréfient au profit d’experts dans un domaine pointu ; les sciences se divisent, opposant les sciences dites dures aux sciences dites humaines et sociales. L’Europe veut se partager le monde. Des états nations apparaissent, des pays gagnent leur indépendance.

Les conditions de vie dans le monde s’améliorent de telle sorte que la croissance de la population devient exponentielle : de un milliard d’habitants vers 1800, la population atteint 6 milliards d’habitants en 2000.

Le monde s’organise de manière pyramidale, quasi hiérarchique. Le XXième siècle, qui achève cette période, montre les limites de la toute puissance économique, scientifique, technique et éthique. Le capitalisme et la recherche d’augmentation de capacités de production ne suffisent plus ; la monétarisation s’impose et la financiarisation règne avec une course à l’investissement à court terme et à la spéculation. La production de services concurrence la production matérielle. L’individualisme se généralise, avec des droits individuels et des acquis sociaux en Occident majoritairement.

Les progrès scientifiques sont sans précédents : d’un côté, les progrès et améliorations des conditions de vie génèrent une explosion démographique et une connaissance toujours plus approfondie de la terre et de l’espace, son pendant est la capacité destructrice de l’homme sur sa propre espèce et son environnement avec les pollutions massives, les génocides et l’arme atomique.

V. Depuis 2000, ce que nous appelons la bulle internet

Nous vivons actuellement une période de changements profonds avec de nouveaux points de repère, l’étendue des bouleversements nous est encore inconnue. Ce qui caractérise cette période qui débute est le numérique, l’immatériel et la prédominance des services. L’information est disponible partout et en abondance, ce qui prime n’est plus la propriété (matérielle et à l’information) mais la connexion et l’accès à l’information et aux services.

Les moyens de communication nous proposent une gestion nouvelle de l’espace-temps, qui n’est plus une contrainte à prendre en compte. D’une part, l’information circule quasi instantanément quelle que soit la distance et les zones reculées ; d’autre part, l’information est dématérialisée, la mémoire est ainsi externalisée.

Les modes de pensée et d’activité passés volent en éclat, la mobilité est le mot d’ordre nouveau, les évolutions s’accélèrent jusqu’à en arriver à définir nos sociétés actuelles de société liquide, régies par des flux et des vagues de données, de repères mouvants, de stabilisation dans un courant et de mobilis in mobili (« mobile dans l’élément mobile »).

De nouvelles formes de nomadisme apparaissent, avec des activités professionnelles délocalisées et/ou à distance, subies ou choisies. Les activités professionnelles ne se sont jamais aussi rapidement renouvelées et inventées. La moitié des activités professionnelles qui existeront dans 10 ans nous sont encore inconnues, et environ la moitié des activités actuelles seront caduques à même échéance, ou bien désuètes, ou bien automatisées. La tendance est aux individus qui jonglent avec les métiers et les activités professionnelles, voire les cumulent avec toujours plus d’engagements associatifs et bénévoles.

Le second marqueur phare de cette période est le rhyzomique. La construction professionnelle n’est plus assignée à vie et linéaire, mais rhizomique ou organique, plurielle et modulable avec des profils de multi activité ou de slasheur, ponctuée d’interruptions, toujours plus d’entrepreneurs et d’indépendants, de nouvelles formes de statuts. Les modalités de coopération prennent un nouvel essor, les initiatives pullulent. La tendance est à relier ce qui fut séparé lors de la période précédente, la tendance est à la réconciliation des disciplines et à l’aplatissement des niveaux hiérarchiques.

De nouvelles polarités prennent leur assise, le monde n’est plus binaire entre Occident et bloc de l’Est d’une part, et pays du Nord et du Sud, sous entendu pays développés et pays sous développés ou en voie de développement.

Le monde retrouve une multipolarité avec des forces et des spécificités locales non hiérarchisables sur tous les continents.

Malgré quelques fortes inégalités localisées, les conditions de vie de la population mondiale s’améliorent nettement, avec une éradication de l’extrême pauvreté avant la fin du siècle. Les tendances actuelles montrent que l’explosion démographique active depuis 1800 se tassera d’ici la fin du XXIième siècle, avec une population stabilisée autour de 11 milliards d’habitants et un taux de natalité stable de 2 enfants par femme sur tout le globe.

Le numérique permet de transcender les frontières, les flux migratoires sont de nouvelle nature, avec ce que l’on nomme les déplacements de « cerveaux », mais aussi les dynamiques de réfugiés politiques et les réfugiés climatiques. Le numérique permet l’accès à l’éducation, tout autant « primaire » que experte et ce, à grande échelle et gratuitement dans de nombreuses zones du globe. Ainsi, le numérique ouvre des perspectives sans précédent pour le futur.

Parmi les courants émergents et pour le futur proche au niveau des activités professionnelles, citons tout le champ de l’internet des objets, de l’intelligence artificielle, des biotechnologies, du transhumanisme et de l’épigénétique, mais aussi, face aux enjeux climatiques, les champs de l’économie verte, du biomimétisme, de l’économie sociale et solidaire et de l’économie circulaire avec entre autres des productions issues des imprimantes 3D qui permettent déjà de récupérer des matières plastiques non dégradables, les innovations extrêmement pointues comme les innovations dites frugales, un savant mélange de high tech et de low tech.

Comme lors des précédentes périodes, toutes les mesures et tous les excès sont envisageables, rien n’est figé ni prédéterminé. Les domaines d’évolution sont réflexifs, c’est-à-dire qu’ils se nourrissent mutuellement pour accélérer et/ou amplifier les évolutions. Par ailleurs, les métiers ancestraux perdurent, parfois avec des outils ayant très peu évolué. La réalité des activités professionnelles est donc extrêmement variée et disparate entre les métiers ancestraux, les activités récentes et celles à venir. De nombreuses réalités professionnelles coexistent et montrent des évolutions à vitesses et enjeux non comparables.

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Cet article constitue un chapitre dédié du livre L’Esprit des mots, en version enrichie et affinée. 

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Cet article s’appuie sur des recherches personnelles menées en 2013 et 2014 et diffusées en conférences à plusieurs reprises.

Ce socle a également constitué la base d’un travail de Jacques Pommier pour une détonante adaptation théâtrale « Un travail nommé… Désir » avec la communauté lyonnaise des Compagnons du Devoir et du Tour de France en avril 2015.

Les sollicitations répétées d’auditeurs m’ont convaincues de diffuser par écrit une synthèse de notre Grand Récit pour mettre en perspective l’ampleur de ce que nous vivons aujourd’hui et aider à la compréhension du monde actuel.

Cet article est édité sous licence Creative Commons « Attribution – Non commercial – Pas de modifications »: (CC BY-NC-SA). 

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